Quelle est l’origine de votre spectacle ? Quelles sont vos sources d’inspiration ?
Léa Katharina Meier : Au moment de la création, je m’intéressais aux notions de saleté et de propreté, autant d’un point de vue métaphorique, lié à l’espace de nos désirs, de la sexualité ou de la subjectivité, que d’un point de vue matériel, dans les espaces domestiques et urbains. Également dans une perspective de race et de classe, en termes de marginalité et d’exclusion, de qui est considéré comme sale ou propre. Entre 2018 et 2022, j’ai passé beaucoup de temps à São Paulo et à Rio au Brésil, lors de résidences artistiques, j’y ai mené des recherches autour du passé colonial suisse, et de la notion de neutralité et d’hygiénisation, dont les traces sont encore présentes aujourd’hui, notamment dans des noms de rues ou de ville. Sur un plan plus intime, c’est aussi lié à mon histoire personnelle : je viens d’une famille qui a été beaucoup marginalisée, autant par l’addiction aux drogues que par la maladie mentale. C’est nourri de mon expérience, enfant, observant ma mère qui, du fait de la marginalité, s’est trouvée exclue de la féminité. Il y a donc cette recherche autour d’une féminité grotesque ou abjecte qui pourrait être incarnée sur scène, non pas dans un reenactment douloureux, mais qui, au contraire, à travers l’incarnation de situations grotesques ou honteuses, pourrait me redonner du pouvoir, du plaisir, voire de la jubilation. Cela crée un rapport intéressant au public, par rapport à ce qu’il est d’accord de regarder mais aussi au rire et à l’humour. Rire qui peut avoir des qualités différentes ; cela peut être vraiment joyeux et parfois plus violent ou malaisant.
Tout cela est très riche, d’où vient ce titre Tous les sexes tombent du ciel ?
LKM : Aujourd’hui, je m’intéresse davantage à la mémoire traumatique et aux fictions que l’on peut créer à partir de ça, mais rétrospectivement j’ai l’impression que dans Tous les sexes tombent du ciel il y avait déjà l’ébauche de ça. J’ai toujours eu une pratique de l’écriture. À la base, j’ai une formation d’artiste visuelle ; toutes ces pratiques, de l’écriture, mais aussi du dessin et du costume se nourrissent entre elles de manière fertile. J’ai toujours pensé que ces questions qui me traversaient, je pouvais aussi les appliquer à l’écriture, à la langue, au français qui est une langue très hygiénisée, très élitiste. J’avais envie de développer mon propre langage, à travers la poésie, dans une tentative de resalir le français et de développer une poésie lesbienne. Le titre vient d’un des poèmes que j’avais écrit pour le spectacle et qui renvoie aussi de manière métaphorique à l’absurdité des normes genrées et l’envie d’affirmer une subjectivité en dehors du regard hétérosexuel.
Il y a une dimension clownesque dans le personnage, est-ce une direction que vous avez particulièrement travaillée ?
LKM : C’est une pratique qui m’a toujours attirée. Pour développer ce spectacle, j’ai suivi des workshops de clown ; une clown brésilienne, Rafaela Azevado, m’a accompagnée. Cette pratique est entrée en résonance de manière très forte avec les thématiques sur lesquelles je travaille, dans la mesure où elle est basée sur le rire, le ridicule et la vulnérabilité. En se mettant ainsi dans des situations ridicules on peut atteindre un état, une corporalité sensible qui va toucher le public. Ça rappelle aussi un aspect très classique du théâtre qui est sa dimension cathartique et son espace de liberté. Tout comme l’esthétique générale de la pièce, le personnage qui l’habite a quelque chose de très enfantin. Il évolue et passe par des états très naïfs, très doux et très appliqués, à la limite du supportable — dans mon travail en général, cela m’intéresse d’aller dans le « trop », dans ce qui peut provoquer un sentiment de rejet ou de dégoût du public —, à un personnage débordant, grotesque et joyeusement violent. Que ce soit un personnage aussi naïf et enfantin alors que c’est moi, adulte, qui l’incarne, cela crée de fait une sorte de malaise, quelque chose d’attachant et de repoussant. Ce sentiment de malaise me semble être renforcé par la place de “voyeur” qu’occupe ici le public. C’est un personnage qui passe par toutes sortes d’états émotionnels très forts, il y a une sorte de délire de pouvoir, de se mettre en scène, il y a un long moment où je bois…
Dans un énorme verre…
LKM : Cela fait partie de la dimension clownesque, voire cartoonesque de ma pratique, qui joue aussi avec les échelles, avec des objets beaucoup trop grands ou trop petits, c’est un recours comique ou esthétique sur lesquels j’aime bien m’appuyer. Suite à cette scène de beuverie, il y a une transformation de ce personnage en celle que j’appelle « la méchante bouteille » ; elle est comme une bouteille de vin très agressive, très en colère, qui regroupe là encore des figures de femmes folles ou méchantes qui rappelle les sorcières ou les ogresses, des personnages de méchantes dans Disney. Une autre figure qui m’a beaucoup inspirée est Divine, cette drag queen qui jouait dans les films de John Waters. À la fin, la relation au public se fait plus directe avec l’arrivée de la parole ; je raconte des histoires en rapport avec la construction de la honte, comme si c’était des événements arrivés à des spectateurs ou comme si c’était eux qui m’avaient fait subir des choses. Le malaise que cela crée peut contaminer le public mais aussi provoquer un sentiment de plaisir, de libération et de rire.
C’est aussi un moment inclusif où, en vous adressant à tel ou telle, vous leur permettez peut-être aussi de visiter leur propre histoire. On passe d’un moment plus provocateur à un moment plus empathique
LKM : Il y a cette envie de partager l’expérience de sentiments, d’émotions, d’affects, c’est un voyage dans différentes manières de ressentir. À la fin, cela passe par l’envie que certaines personnes se reconnaissent, qu’il y ait aussi une sorte de redistribution de la violence. Je partage des histoires qui ont trait à la honte ou à la violence, aux violences sexuelles, à l’hétérosexualité comme si c’était des petites histoires que l’on raconterait avant d’aller au lit. Des histoires qui sont malheureusement très banales et peuvent donc toucher beaucoup de personnes.
Qu’est-ce qui vous a inspiré pour créer l’espace scénique, le décor, les objets ?
LKM : Une des premières sources, c’est ma pratique du dessin, il y avait l’envie de reproduire mon travail de dessin sur scène. Cela pouvait passer par des éléments récurrents qui apparaissent toujours dans mon travail de dessin comme les maisons, la ville, qui sont en relation à ces questions d’hygiénisation du corps et des espaces urbains et à la métaphore du corps comme une maison. D’autres éléments récurrents, ce sont les liquides, il y a les vagues, l’alcool, la scène de nettoyage du plateau. Mais aussi les astres, la lune, les étoiles qui caractérisent aussi l’esthétique enfantine à travers les matériaux employés comme le carton. L’artiste italienne Carol Rama m’inspire avec ses dessins et ses peintures qui se réfèrent à une féminité dégoulinante, abjecte. Il s’agit de créer un monde merveilleux en dehors du quotidien, à travers le conte ou les histoires qu’on s’invente quand on est enfant, avec son imaginaire, pour s’évader, créer d’autres espaces. C’est comme une pièce pour enfant pour adulte. Enfin, le décor de la pièce représente la maison et le monde de ce personnage qui l’habite.
Que vous permet ce recours à l’univers du conte au niveau du jeu ?
LKM : Il y a ici un jeu entre la fiction et la réalité, ça permet cet espace imaginaire où je me libère des conventions sociales, de construire ce personnage, d’imaginer que je fais partie de ce monde et que je peux le modifier. Dans mon travail, je m’inspire et j’aime de plus en plus jouer avec des aspects et des systèmes oppressants, autoritaires ou de surveillance afin de les retourner et les secouer. Le conte me permet aussi de jouer poétiquement et avec humour avec la morale, de développer des mondes où il se passe autre chose, des mondes qui sont peut-être immoraux mais qui sont éthiques.
Vous qui êtes basée à Lausanne, une ville réputée pour sa collection d’art brut, quelle relation avez-vous développé à ce type de pratique ?
LKM : Il y a beaucoup d’artistes qui ont été rangés dans la catégorie d’art brut qui m’intéressent, peut-être parce que le travail sur les émotions y est plus fort que la rationalité. Cependant j’ai un problème avec le concept d’art brut, le fait qu’il soit appliqué hors Europe où les perceptions de la marginalité et de la folie ne sont pas du tout les mêmes me semble être une approche très coloniale de l’art.
Ce qui m’intéresse là-dedans c’est un certain rapport à l’art. Dans mon travail, je lis énormément et je rationalise beaucoup, mais dans ce que je crée, j’essaye de proposer quelque chose qui soit davantage de l’ordre de l’émotionnel et du ressenti. Mes créations interrogent aussi les notions de haute et de basse culture, de bon et de mauvais travail.
Propos recueillis par Maïa Bouteillet