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Dépasser les bornes : l'idée du globe

par Franck Bauchard

 What country, friends, is this ? Twelfth Night  (La nuit des rois) 
Contemplez les ruines du monde !  s’écrie Ben Jonson en parcourant les restes carbonisés du Théâtre du Globe qui s’était enflammé à la suite d’un coup de feu tiré dans le toit de chaume du théâtre au cours d’une représentation d’Henri VIII de Shakespeare. Dans le théâtre élisabéthain, la conception de l’espace théâtral est un abrégé des savoirs scientifiques, des techniques, des conceptions cosmologiques de l’époque. La scène construite symboliquement autour de trois triangles équilatéraux circonscrit dans le cercle du zodiac, est un point d’articulation entre le microcosme et la macrocosme, une manifestation condensée des liens qui fait tenir ensemble l’homme, la société et Dieu. L’impact de l’imprimé sur la pratique théâtrale pendant la Renaissance conduit à faire du théâtre une institution permanente, distincte des formes de spectacularisation de la vie collective. Cette autonomie conquise contre les pouvoirs de l’époque est fondée sur la redécouverte simultanée de la spécificité du texte dramatique marquée par des conventions typographiques particulières  et du bâtiment théâtral comme lieu de représentation qui lui est dédiée. Ce mouvement d’institutionnalisation se concrétise en Angleterre autour du motif du Globe qui fait étroitement se répondre l’architecture et la poésie. Les propriétés acoustiques extraordinaires de ce théâtre du monde mettent en relief la poésie et la voix de l’acteur qui est le principal moyen de communication entre la scène et la salle.

En 1614, un an après l’incendie, le théâtre du globe est reconstruit, mais cette fois avec un toit de tuile. Ce qui ne l’empêchera pas de disparaître à nouveau… La reconstruction a depuis fait place à la reconstitution. Sur la base de fouilles archéologiques, le théâtre du Globe a été littéralement reproduit sur la South Bank à Londres en 1997, tandis qu’était érigé à Tokyo le Panasonic Globe Theatre spécialement construit pour accueillir une tournée de la Royal Shakespeare Company. Si Shakespeare, traduit et représenté dans toutes les langues, a depuis conquis le monde, l’idée du Globe qui sous-tendait son théâtre s’est diluée dans la globalisation et le tourisme culturel.

Ce n’est pas en reconstruisant le théâtre du globe à l’identique que l’on rendra à nouveau active la métaphore du Globe sur une scène. C’est Piscator, à l’orée des années 20 qui s’est emparée à nouveau de cette question. Il cherche alors à traduire théâtralement la complexité d’un monde en gestation marqué par la première guerre mondiale et la révolution russe…Le théâtre demeurait sans cesse en retard sur le journal, il n’était pas assez actuel (…) il était une forme d’art figée, déterminée à l’avance, limitée dans ses effets. La saisie d’un monde en mutation est au départ d’une transformation du théâtre.

A travers ses multiples mises en scène, il élabore peu à peu les principes d’une scène globale qui puisse prendre la mesure de la  complexité de l’histoire en marche. Ce globe, je le répète plusieurs fois, chaque fois sous un aspect différent dira-t-il de sa démarche de metteur en scène. Dans Guerre et paix, il imagine un dispositif sous forme de cinq plateaux qui autorisent un déroulement simultané de l’action où figurent les personnages du roman mais aussi Napoléon, le Tsar et la bataille de Borodino… La représentation de la globalité conduit à l’éclatement des formes. Dans Raspoutine puis Les Officiers, il utilise une scène hémisphérique qui lui permet de passer de manière instantanée d’une scène à l’autre. Escaliers roulants, scènes tournantes, escaliers mécaniques et films constituent autant de moyens de donner à la scène des dimensions aussi grandes que possibles et une certaine multiplicité. L’ingénieur et le technicien se substituent à l’architecte pour compresser le monde avec les technologies de l’époque dans les cadres de la scène et le faire exploser à la tête du spectateur. L’exorcisme du chaos reconstruit le théâtre comme institution observe finement le critique d’architecture italien Manfredo Tafuri.

Il nous semble décisif aujourd’hui de reprendre d’anciennes questions de théâtre pour les confronter à notre environnement contemporain, à la fois globalisé et interconnecté. A quoi peut ressembler le théâtre du village global où la distance est abolie ? Comment se saisir au théâtre de ce qui nous saisit au niveau planétaire? Comment faire venir le lointain dans le proche ? Le théâtre peut-il se faire la chambre d’écho d’une conscience globale ? Le théâtre peut-il être une machine de vision de la planète ? Telles sont les questions pour qui veut reprendre de manière dramaturgique et non archéologique le motif du globe au théâtre. Tenter d’aborder aujourd’hui la question de la globalité, c’est d’abord opérer une conversion du regard. Selon Bruce Mazlich, une des figures éminentes de l’histoire globale, l’adjectif global pointe en direction de l’espace (le globe). Pratiquer l’histoire globale c’est observer le « vaisseau terre » depuis un satellite et c’est aujourd’hui le point de vue le plus approprié pour rendre compte d’un certain nombre de processus à l’œuvre, et nous rendre sensible aux interactions, aux interdépendances, et aux synergies qui finissent par constituer notre monde. De l’ordre visuel du Théâtre à l’italienne à l’éclatement de la boîte optique et aux nouveaux dispositifs de visions proposés par les avant-gardes du début du XXème siècle, le théâtre s’est offert comme un lieu où l’on exerce son regard, où l’on met en jeu des points de vue. Internet ou les satellites réinterrogent aujourd’hui de manière inédite le théâtre comme machine de vision de la terre et virtuellement de toute formes de globalité. Il questionne à travers de nouvelles modalités perceptives nos manières de voir et de penser. « Tout acte culturel vit en substance sur des frontières (…) attiré hors de ses frontières il perd pied, devient vide, arrogant, dégénère et meurt » écrit M Bakhtine. Dépasser les bornes pour ne pas être vide et arrogant. Exagérer pour ne pas mourir. De notre indifférence. De nos habitudes. De nos certitudes. Faire éclater les frontières, qu’elles soient nationales, institutionnelles ou esthétiques, telle est notre condition pour refaire du théâtre une machine de vision poétique et politique du monde.
 
 Article publié dans les Cahiers dramaturgiques CARNEUM, n°12, La mort d'Adam de Jean Lambert-wild, édition Comédie de Caen.