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Soutien au mouvement d’occupation des théâtres

Alors que le mouvement d’occupation des théâtres prend de l’ampleur, pour alerter sur la fermeture des lieux culturels et la précarité engendrée par la crise sanitaire, nous sommes en résidence à la Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon.

Nous ne nous sentons pas à l’écart pour autant des revendications qui fédèrent ce mouvement.

Nous souhaitons dénoncer l’incohérence de choix politiques aux conséquences lourdes sur la vie psychique et matérielle de nos concitoyens, particulièrement les plus jeunes et les plus précaires d’entre eux.
En choisissant de fermer tous les lieux favorisant la pensée, quand dans le même temps nous pouvons travailler, consommer et prendre les transports bondés dans des conditions beaucoup plus risquées; en choisissant de maintenir une réforme de l’assurance chômage au moment ou un nombre trop important de foyers voient leurs revenus passer en-dessous du seuil de pauvreté, le gouvernement - sous couvert d’arguments sanitaires - nous envoie un message cynique et sans ambiguïté quant à ses priorités, et peut-être même, à ses rêves de société.

 « Essentiel » : le mot a choqué en ce qu’il conduit à diviser la société en deux catégories.
Or, comment juger de ce qui est essentiel ? De ce qui est absolument nécessaire ? On pourrait répondre qu’un moyen d’évaluation efficace consiste à soustraire la chose dont on cherche à mesurer le degré d’essentialité.
Voilà une année, à l’exception de quelques mois de répit, que nous ont été soustraits les espaces rendant possibles la socialisation en dehors de la sphère familiale et conjugale, la rencontre, la création et le partage artistique, le débat, l’élaboration et la transmission de récits communs, l’informel, l’échange d’idées, en somme, le déplacement physique et mental au contact d’une altérité.

 Quel est le bilan de cette soustraction ?

L’enquête CoviPrev menée par Santé publique France pour mesurer l’impact de la crise sanitaire atteste d’une nette dégradation de la santé mentale des Français, d’une augmentation de la prise en charge pour tentatives de suicide et autres diagnostics, notamment chez les plus jeunes. En parallèle, des personnes sont actuellement en train de sortir des états de solitude dépressive auxquels on nous abandonne, pour se retrouver dans ces espaces qui nous ont été retirés.

Le mouvement d’occupation des théâtres ne vise pas seulement à faire entendre des revendications sociales, il s’agit également d’une entreprise vitale pour retrouver ce qui nous est essentiel. Dans les théâtres occupés et sur leurs parvis, on se réunit, on se rencontre, on échange et on respire à nouveau. On peut lire ce mouvement comme un symptôme, il révèle que l’évaluation est arrivée à son terme et qu’elle ne laisse aucun doute : ces espaces sont essentiels et nous sommes désormais certains que les habiter constitue un droit inaliénable. En occupant les théâtres, on certifie que leur ouverture est vitale.

Nous rappelons ces mots du juge des référés au moment où, en décembre 2020, le conseil d’état a été saisi concernant cette décision de fermeture :
« La fermeture des cinémas, théâtres et salles de spectacle porte une atteinte grave aux libertés, alors que les protocoles sanitaires mis en place permettent de réduire le risque de transmission du virus ». (site du conseil d’état, décembre 2020)

Ce mouvement (qui n’est pas seulement le combat des intermittents du spectacle mais aussi celui de tous les précaires, chômeurs, intérimaires, restaurateurs, artistes sans statut) offre une protestation et une résistance possibles, malgré la pandémie et surtout à cause de ce que cette pandémie vient dire de notre monde. Nous revenons à l’action, quoi qu’il en soit, nous cessons de subir, nous choisissons.

Nous ne pouvons plus prétendre ne pas voir quels citoyens il est attendu que nous soyons : infantiles, dociles, productifs, isolés et silencieux.

Nous ne voulons pas du monde qui est en train de se construire.
Nous ne voulons pas de ces choix discriminatoires, liberticides et qui ouvrent la voie à une « société de contrôle » de plus en plus décomplexée.
Nous ne voulons pas nous habituer à ne plus nous toucher, ne plus nous voir, ne plus bouillonner ensemble, nous ne voulons pas renoncer à l’altérité, à la rencontre, à l’échange, nous ne voulons pas être réduits à des rouages pour alimenter le PIB et les chiffres du pouvoir d’achat, sans autre objectif quotidien que le télétravail et les courses au supermarché.
Nous sommes des êtres humains, nous ne serons jamais réductibles aux chiffres, à la statistique et aux bilans comptables, malgré tous les pièges doucereux de la novlangue.
Non ! Nous avons un besoin fondamental de récit, de sens et de beauté.

Aujourd’hui, la crise agit comme un révélateur. Nous n’avons plus d’autre choix que d’écouter l’appel que cette catastrophe nous adresse.
Dans un contexte plus large, nous devons considérer les aberrations induites par le système néolibéral qui nous y ont menés (agriculture intensive, déforestation et élevages industriels en tête) et repenser totalement le système prédateur sur lequel se fondent nos économies et nos sociétés. Au sein de cela, nous devons aussi considérer les rouages abîmés, les injustices et les excès qui ont cours dans nos propres « chapelles », parce qu’elles obéissent aux mêmes logiques.

En effet, d’où venons-nous ? et que nous révèle cette crise, à travers les choix qui sont aujourd’hui faits (rappelons-le, par un conseil de défense ! qui, prenant ses décisions à huis clos et dans le secret, ne fait qu’alimenter la défiance, le sentiment d’être sinon manipulés, du moins infantilisés) ?
Nous venons de là : trente ans de déclin des politiques culturelles, trente ans d’inscription de l’art et de la création dans le capitalisme néolibéral, soumission des artistes aux impératifs de rendement, de communication, calibrage des œuvres, tant en termes de durées que de budgets, impératifs de recettes car les structures sont de plus en plus assujetties à l’obligation de justifier de budgets excédentaires auprès de leurs tutelles : tout ceci engendre une logique consumériste, laquelle a complètement colonisé le milieu de la création théâtrale contemporaine, à tel point que les auteur.ice.s ou metteur.e.s-en-scène se retrouvent dans l’obligation constante de répondre à la demande de nouvelles créations, à peine la précédente achevée. Trois années pour monter la production d’un texte inédit, en moyenne 3 ou 4 représentations : et le spectacle est considéré « créé », merci au revoir, on est priés de se mettre au suivant.
Mais une pièce de théâtre, un spectacle, un texte, comme tout autre acte de création, n’est pas un produit calibré que l’on peut consommer avant d’en exiger un autre.
Nous estimons qu’une civilisation qui considère la pensée, le chant, le poème, les récits, comme des produits de consommation est une société malade.
Or, que nous arrive-t-il aujourd’hui ?
Ne sommes-nous pas malades ?

Les lieux et les structures ne sont pas entièrement responsables de cette exigence capitaliste, car ils sont eux-mêmes soumis à des cahiers des charges de plus en plus difficiles à tenir, et la non-exigence de rendement devrait être garantie par le service public.
N’est-ce pas la vocation même du service public, que de libérer des exigences du marché ce qu’il considère comme vital pour une société (santé, éducation, culture) afin d’en garantir l’accès à tous ses citoyens ?

Cette catastrophe, nous la subissons de plein fouet, et nous espérons avec ardeur qu’au moins, au moins ! elle relève la solidarité, renforce les politiques publiques, renouvelle notre fraternité mais aussi nous espérons qu’elle n’ait pas raison de nos libertés.
Les choix qui sont faits depuis un an sont très inquiétants - et c’est aussi pourquoi cette mobilisation a lieu. Elle témoigne, au-delà du seul milieu culturel, de notre préoccupation et de notre volonté de défendre un idéal républicain, en tous cas un idéal de société.

Dans une telle situation, un mouvement de protestation, d’occupation, est non seulement légitime mais fondamentalement nécessaire : il reconquiert une liberté confisquée, il recrée des espaces d’échange, de pensée, d’altérité, de vie, il nous rappelle à l’essence de notre humanité qui est faite de groupes, de « troupes » – l’homme est un « animal social ». Et nous faisons notre devoir de base de citoyens : nous veillons.

C’est pourquoi nous soutenons intensément ces mouvements qui adviennent dans les théâtres partout en France, que nous les applaudissons, et nous en réjouissons.

Mariette Navarro - Faustine Noguès - Joséphine Serre